vendredi 2 septembre 2016

Paillettes et dictature, la saga des filles du dirigeant ouzbek Islam Karimov

LE MONDE | • Mis à jour le | Par
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Gulnara Karimova en 2012 et sa soeur Lola Karimova-Tillaïeva, en 2009.

Au cours de ses 25 années d’indépendance, et 27 sous la férule d’Islam Karimov, jamais l’Ouzbékistan n’avait eu droit à un bulletin de santé de son inamovible président. Lundi 29 août, c’est sa fille cadette qui s’est chargée de cette première : Islam Karimov, 78 ans, « est hospitalisé et se trouve en réanimation après une hémorragie cérébrale. Son état est considéré comme stable », écrit Lola Karimova-Tilliaïeva dans un message publié simultanément sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram.

Cette annonce, suivie d’allégations répétées puis démenties sur la mort du président, a plongé l’Ouzbékistan dans une profonde incertitude. Des rumeurs donnant M. Karimov mort ont certes déjà circulé par le passé, mais à la différence du Kazakhstan voisin, la question de la succession est totalement taboue dans ce pays de 30 millions d’habitants situé au cœur de l’Asie centrale. Signe de l’embarras des autorités et de leur peu d’empressement à communiquer sur l’état réel du président, Lola Karimova-Tillaïeva a demandé dans son message que soit respecté « le droit au secret » de la famille.
La forme du message et son signataire n’ont rien d’anodin. Ils rappellent le rôle central joué par le clan Karimov dans la direction du pays et ses déchirements dignes d’une tragédie shakespearienne. Au centre de ce théâtre peu commun, les deux filles du président : Lola, 38 ans, et Gulnara, 44 ans, avec, dans l’ombre, la mère, Tatiana, dont l’influence reste prédominante auprès d’un mari à la santé défaillante et qui ne serait informé, selon les bruits de palais à Tachkent, que de façon parcellaire sur l’état du pays et les luttes de pouvoir.

Gulnara Karimova, « la baronnesse du vol »

Il fut un temps où c’est Gulnara dont les messages sur les réseaux sociaux étaient scrutés. Elle, préférait Twitter pour diffuser ses pensées philosophiques – pas toujours limpides –, ses messages politiques, ses poèmes ou ses choix artistiques.
Jusqu’en 2014, Gulnara Karimova menait en effet des vies parallèles et apparemment aux antipodes : ambassadrice de son pays auprès des Nations unies, l’aînée des filles Karimov jouait dans le même temps les starlettes dans les réceptions de la jet-set mondiale, s’offrant même sa propre ligne de bijoux et de vêtements ainsi que des débuts dans la chanson, sous le pseudonyme de Googoosha. Une carrière qui a connu son point d’orgue à l’occasion d’un duo avec Gérard Depardieu, acteur et ami des dictateurs fortunés de l’espace post-soviétique.
A la tête d’une multitude de fondations caritatives, Gulnara s’était aussi imposée comme la femme d’affaires la plus redoutable de son pays, possédant des intérêts dans la téléphonie, la santé et les médias. En 2010, les câbles diplomatiques américains la décrivent en « baronnesse du vol » et voient en elle « la personne la plus détestée » d’Ouzbékistan. En 2013, les justices suisse et française s’intéressent à son implication dans une affaire de blanchiment d’argent suite au versement présumé d’un pot-de-vin de 300 millions de dollars (environ 270 millions d’euros) par l’opérateur téléphonique finno-suédois TeliaSonera.

Brique de lait chocolaté Nesquik

Est-ce à cause de ces scandales et du goût trop prononcé de Gulnara pour les paillettes qu’est intervenue la disgrâce ? Difficile à dire, tant l’opacité est érigée en règle à Tachkent. Quoi qu’il en soit, au moment où elle apparaissait comme la candidate la plus sérieuse à une éventuelle succession, Gulnara a brusquement disparu de la circulation. En février 2014, son compte Twitter est fermé, plusieurs de ses proches arrêtés. En mars de la même année, une lettre parvient à la BBC dans laquelle elle évoque son placement en résidence surveillée et affirme avoir été battue.
Au fil des mois, de rares photos émergent, où l’on voit la princesse déchue tantôt aux prises avec des hommes en uniforme tantôt buvant à la paille, sans maquillage, une brique de lait chocolaté Nesquik. On est loin des conditions terribles des geôles dans lesquelles sont détenus des milliers d’ennemis supposés du régime, et où la torture – y compris par ébouillantement – est monnaie courante. Mais la disgrâce est bien là.
La même année, dans un entretien au Guardian, le fils de Gulnara, Islam Karimov Junior, étudiant au Royaume-Uni, désigne sa tante Lola et sa grand-mère Tatiana comme responsables. Selon lui, les deux femmes ont réussi à monter le président, mal informé et mal entouré, contre sa fille.
De fait, Lola Karimova n’a jamais caché son aversion pour sa sœur. Dès septembre 2013, elle dit dans une interview au service ouzbek de la BBC : « Nous n’avons pas de contacts, ni familiaux, ni amicaux. » Et assure que les deux sont brouillées depuis douze ans.

Lola Karimova donne des nouvelles de son père

Cela n’a pas empêché Lola Karimova-Tillaïeva de marcher dans les pas de son aînée. Gulnara représentait son pays à l’ONU, Lola est, elle, représentante auprès de l’UNESCO. Comme elle, elle ne dédaigne pas les vêtements de grands couturiers et les soirées mondaines. Comme elle, elle est installée à Genève. Comme elle, elle est à la tête de plusieurs fondations caritatives. En revanche, Lola a laissé à son mari, Timour Tilliaïev, la gestion des affaires du couple. Leur fortune est estimée entre 100 et 200 millions de dollars.
Lola Karimova-Tillaïeva paraît plus éloignée de la politique que ne l’était sa sœur. Dans son interview de septembre 2013, elle expose des vues qui sonnent comme une critique de l’action de son père. « Le chômage et l’absence d’opportunités nourrissent la radicalisation de la population » et sont les « principales causes du mécontentement de la population », assène-t-elle, avant de se dire convaincue que ces questions ne « peuvent être réglées par la force ». En 2010, elle attaque le site Rue89, qui l’avait qualifiée de « fille de dictateur ».
A la différence de Gulnara, Lola Karimova-Tillaïeva ne semble jamais avoir été considérée sérieusement comme une héritière potentielle à la présidence. Mais elle pourrait jouer un rôle central pour maintenir un équilibre entre les différents clans qui se partagent les leviers de pouvoir politique comme économique. La succession, ou même une transition sous l’égide d’un Islam Karimov affaibli par la maladie, s’annonce comme un exercice à risque dans un pays appauvri et menacé par un islamisme radical venu autant de l’intérieur que de l’Afghanistan voisin.
Mercredi 31 août, alors que les célébrations des 25 ans d’indépendance se tenaient en l’absence du président, c’est à nouveau Lola Karimova-Tillaïeva qui s’est chargée de donner des nouvelles de son père, certes en pointillé mais laissant entendre que celui-ci était vivant. Evoquant les « nombreux messages de soutien » qu’elle a reçus, la cadette écrit : « Je suis sûre que cette énorme bonté qui vous vient du fond du cœur l’aidera dans sa guérison ! », a-t-elle écrit. Sur Instagram et Facebook, bien sûr.

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