vendredi 20 mai 2016

Il y a trois ans nous quittait Yamina Mechakra : une lumière dans la grotte

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mechakra
Il y a trois ans, le 19 mai 2013, nous quittait Yamina Mechakra, écrivain, célébrée par Kateb Yacine, qui n’a écrit que deux livres. Reflet d’une génération qui avait tant de choses à faire qu’elle a été débordée, notait l’éditorial du Quotidien d’Oran que nous reproduisons.
Yamina Mechakra est partie, hier, à l'issue d'une longue maladie. Ceux qui ont été émus par la «Grotte éclatée» parue en 1979 seront sans doute à la peine. Un livre, suivi d'un deuxième, «Arris» et entre les deux un long silence. Cette femme n'écrivait pas pour bavarder mais pour dire ce qui est profond et qui dure. Mais ces deux beaux livres «seulement» reflètent aussi la réalité d'une génération qui devait aussi faire tant de choses au point de sembler se dissiper.
Yamina Mechakra était médecin psychiatre et c'est un travail prenant quand on y attache les plus hautes valeurs et qu'on le pratique avec conviction. Voilà une œuvre brève produite dans la discrétion, sans bruit tout comme l'activité de l'auteur dans le monde associatif. La discrétion est, en ces temps d'artifices et de tape-à-l'œil, la marque d'un sérieux aussi rare que précieux.
Peiné par la perte, encore une, d'une créatrice dans cet univers si stérile, un homme de la même génération explique : «On n'a pas beaucoup parlé de Yamina Mechakra car elle ne fréquente pas les espaces mal famés où des célébrités factices se construisent avec la complaisance des médiocres».
Ecrire pour soi et pour les siens sans chercher à complaire aux assignements que l'édition parisienne adresse à une Algérienne ou à un Arabo-Berbère, cela demande l'ascèse à des encablures de la littérature de consommation. Et encore pire, à la littérature de «l'exotisme», de la «commisération» ou de l'autoflagellation exigée pour entrer dans les circuits des béni-oui-oui et des valets de plumes de la Civilisation.
Ecrire pour dire un monde et non pour appliquer une recette en continuant à servir la société, à écouter ses femmes et ses hommes. C'est cela la vie de Yamina Mechakra et cela ne correspond plus au «standard» du réalisme marchand et de la haine de soi.
"A l'heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant d'or". La chute de la préface de Kateb Yacine ne vaut pas que pour les femmes. Ceux qui écrivent pour exprimer la diversité sensible de nos sociétés ne courent pas les rues.
Et d'une certaine manière l'année même de la parution de la «Grotte éclatée» - 1979 - a été celle de l'amorce d'un mouvement d'inversion de tendance dans le pays. La généreuse vision de progrès - certains disaient progressistes - qui a très largement marqué les élites du mouvement national, jusque chez les oulémas, commençait à être battue en brèche.
La génération qui portait ces valeurs de manière positive a été confinée par l'irrésistible ascension des infitahistes de tout poil. Le progrès a été bloqué par un système où les compétences sont marginales et où l'allégeance est essentielle.
Dans la société, à défaut d’avoir pu prendre en main le pays dans une évolution «naturelle », cette génération a été débordée par ceux qui ont compris que l’indigence intellectuelle et morale ouvrait des boulevards aux intrigants et aux courtisans.
Un écrivain s’en va encore dans la brume et l’oubli. Une dame discrète qui ce caravansérail de l’imposture. Mais même dans cette phase de repli stérile, la mémoire ne peut être effacée, le nom de Yamina Mechakra est définitivement inscrit au registre de ceux qui ont réellement honoré ce pays par la plume et la talent.
frenda grottes ibn khaldoun
Frenda, les grottes d'Ibn Khaldoun
Quelques poèmes de Yamina Mechakra extraits de son roman "Arris" (ed Marsa)
Douleur, ô ma douleur
De quelle blessure béante
T’écoutes-tu en sourdine
Je t’entends, ô ma douleur
Mon cœur attentif
T’écoute en silence
Ma pensée voguant
T’entraîne et te déroute
Et sans comprendre, je geins
Et l’oiseau seul chante
L’oiseau des jours heureux
L’oiseau des jours funèbres
Ne reste-t-il, mon âme,
Souvenir de bonheur ?
Il ne m’en souvient pas
Perdue par les chemins
Je cherche ta source
Existe-t-elle encore…
S’est-elle perdue en moi ?
Ma mémoire vivante
Me conte mille misères
Et moi l’abandonnée
J’avance à tâtons
Bousculant pierre froide
Epines et chardons.
Plus rien ne me fait mal
Que toi, ô ma douleur.
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Mal aimé et mal aimant.
Je garde pour moi ma peine
Elle est sombre
Elle est muette
Elle est ce que je ne sais pas
Mal aimé, mal aimant
J’écoute seule ma larme couler
Elle est amère
Elle est salée
Elle a le goût que je ne sais pas
Mal aimé et mal aimant
J’attends la fin de l’oubli
Il est triste
Il est mortel
Il a lui le goût que je ne sais pas
Mal aimé et mal aimant
J’ai peur de ma solitude
Elle est noire
Elle est froide
Elle est ce que je ne sais pas.
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J’ai besoin de rêver
Pour pouvoir t’aimer
J’ai besoin de rêver
Pour affubler mon âme
De cristal et de corail
Couleur de ta bouche
J’ai besoin de rêver
Pour embraser le ciel
Et que mon âme s’y fonde
Mon amour
De tes lèvres, de tes doigts
Je rêverai longtemps
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Seul face à mon destin
J’écoute ma solitude pleurer
De larmes, je n’en ai pas
Mon cœur rythme les sanglots
Seul habité par ma douleur
J’attends qu’un éclair d’orage
Eclate ma douleur
Et que la mort m’appelle
Je m’en irai sans mot dire
Me terrer dans un coin secret
Nul ne saura que je vis le jour
Et nul ne dira qu’il m’a vu pleurer !
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Il me fait peur
Et pourtant, pourtant,
Il est mon seul
Mon unique remède,
Le temps
Il s’en va, s’en va
Comme maintenant
Comme hier
Le temps
Il me fait peur
Il me fait mal
Il me fait bien
Le temps.
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Nassa, petite fleur égarée en mon champ calcinée
Viendras-tu flotter sur la terre qui me couvrira,
Où je reposerai.
Alors, des entrailles de la terre, je hurlerai, je hurlerai.
Et tous les morts se redresseront pour t'aimer.
Et comme il sera doux à mon corps raidi de se redresser.
Alors, alors, je te regarderai comme au premier jour
Et je te chuchoterai,
Ô ma résurrection, ma vie,
Viens et prends l'enfant que tu voulais.
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Messieurs, je vous prie
Ne touchez plus à mes cèdres !
C'est mon unique mémoire
Mon unique racine
Mon unique ancêtre.
Elles cognent,
Elles cognent vos haches.
Le sang coule
Et mon père se tait.
Messieurs, je vous prie
Jetez à terre vos haches
Et laissez-moi regarder les cèdres
Verdoyants et rêveurs,
Là-bas, là-bas,
dans mes Aurès...
La grotte des peines,
Trois mille ans, quatre mille ans...
Et que mon âme apaisée
Y repose éternellement.
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Le chemin est bien court
Qui mène à ton étoile.
Je l’ai si bien connu
Que je m’en souviens à peine.
Et toi, toi tu me souris toujours.
Maintenant, j’ai grandi…
Que le temps passe vite
Seigneur, qu’ai-je fait
Et que me reste-t-il à faire ?
Le temps de vivre est court
Et j’ai perdu tous les chemins.
L’âge est venu où je ne t’aime plus
L’âge est venu où tu m’aimes plus fort.
Pourtant, les temps ont changé
Et les rides se creusent.
Pourtant, je suis un autre
Et tu me souris toujours.
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Je suis venu tête folle
Le regard éperdu
Et je ne sais quoi dire
Et je ne sais quoi aimer
Mon rêve est très lourd à porter
Viens mon amie, mon âme,
Et trempe tes lèvres
Qu’elles effleurent mes roses
Et tout sera bien
Je m’en irai tête folle
Par d’autres chemins, léger
J’accrocherai mon cœur à l’étoile filante
Et quel enfant malade
Ne me sourirait pas ?
Nous dormirons, ma vie
Dans d’autres matins
De roses et d’orchidées
Je couvrirai ton sein
Et l’enfant qui naîtra
Te le racontera

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